Étrangement, au sortir de Mitra, le film, et de retour chez moi, sur le point d’écrire les lignes que l’on va lire ici, j’ai saisi, au lieu de mon ordinateur, ma guitare. Comme si quelque chose en moi se refusait aux mots. Voulait prolonger la musique, demeurer avec les vivants du film, la partition de chacun. Avec ces corps qui se déplacent lentement, ces bouches qui parlent peu, crient parfois, absorbent des pilules blanches ou roses, ces yeux qui cillent à peine, remplis à ras bord d’inconnu, de fatigue. Avec ces autres corps, plus déliés, ces visages absorbés par la création musicale, la justesse d’un son, du souffle, de l’instrument, la fine technicité de leur rencontre pour accompagner ce récitatif :
« Accusée de folie, je quitte la communauté des humains. »
Quelqu’un donc, en moi, récusait le clavier et réclamait la guitare, ce bois chantant né de l’arbre. Une guitare n’écrit pas, me suis-je dit, étonnée. Pour la première fois de ma vie j’expérimentais un lapsus corporel.
Mais, surgi de ma guitare, de notre silence perplexe l’une contre l’autre, de l’attente familière et commune d’une note aussi juste que possible, voici l’arbre. Dans le film c’est un platane qui bruit entre humus et soleil. Blessé du dedans. Boursouflé au point saignant de l’écorce. Mais néanmoins grand, impressionnant, au feuillage glorieux où s’agitent en jouant les ombres et la lumière.
La clinique est grande elle aussi, avec des rameaux morts, de vieux quartiers asilaires que l’on éventre au pic ou à la pelle mécanique et qui offrent, ouverts enfin, des échappées vers le parc ou vers une bâche de plastique qui prend le jour par transparence. Une femme y chante, posant ses mains sur le carrelage condamné. Du même, cassé, deux autres mains s’emparent, composent une mosaïque, débris de porcelaine ivoire collés sur une toile blanche. Et doublant ce geste d’artisan, d’assembleur patient, voici la voix de Mitra, la femme.
« À ceux qui veulent que je disparaisse, je dis : je réclame justice. »
Je ne vais pas vous raconter son histoire. Elle a ses propres mots. D’un laconisme impérieux, provoqué par l’urgence, ou par l’épuisement, ou par un usage de la parole d’une exactitude sans faille : elle est psychanalyste. À Téhéran. Pour le reste, nous ne cernons pas exactement d’où elle parle. Reconnue à l’étranger, traquée dans son propre pays, victime d’une conspiration, d’une erreur judiciaire, d’un acharnement médical ? Ou bien malade de ce dont on l’accuse, contaminée par la schizophrénie d’un monde qui s’effrite et s’écroule ? Sa présence de Pythie nimbe le film d’une austérité lumineuse, convoque les chœurs – celui des voisins, des étudiants, des psychiatres -, parcourt avec nous les allées de la folie où rôdent les figures émouvantes de Nicolas, Delphine, Bertrand, Cynthia, Mustapha ou Shéhérazade qui, dociles au traitement (« traitée contre ma volonté » dit Mitra), n’ont plus les moyens, eux, de se rebeller. Rien que celui de dire, de répéter, de chanter s’il le faut :
« Moi je connais bien la solitude. La profondeur de la solitude. »
Ô solitude. Douleur universelle, irrémédiable pour certains, quelles que soient les inventions des marchands de remèdes, quel que soit, sans fin remis sur le métier, notre balbutiant ouvrage d’art. Du reste, comme on le constatera, un studio de création sonore ressemble à la cellule capitonnée, dite d’isolement, où l’on place les internés en crise.
Réversibilité. Vertige. Qui dit vrai ? Qui fabule ? Quel est le côté du fou ? Celui du sage ? Est-ce métaphysique ? Politique ? Institutionnel ? Organique ? Qui sont ces apprentis sorciers ? Qui ces pâles fantômes qui cliquètent tels des vêtements sur une tringle ? Qui cet ange qui écoute sous l’apparence d’une jeune fille silencieuse ?
De ce récit, personne ne découvrira le fin mot. Sinon l’image : un enfant qui court, un écran illuminant un visage dans la nuit, l’oiseau qui picore un poignet, le fil rouge tendu entre les chambres, la carte à jouer retournée - l’As, la Dame de Cœur ou le Pique qui fait mal -, l’arbre encore, son agitation, sa blessure, son tronc vulnérable qui, tombé, revit parfois dans la table d’harmonie d’une guitare. Sinon la musique : cet opéra qui, faisant corps, conjugue le fracas de la destruction, les cris des internés, la voix nue qui se cherche, le mistral dans les branches. Construction minutieuse et fervente où, de Téhéran à Paris et de Mitra Kadivar à Jacques-Alain Miller, résonne, en guise d’appel au secours, cette phrase si pudique :
« Rien de grave si vous me soutenez ».
Caroline Lamarche